Réflexion sur l’utilité, le sens et le malaise contemporain
Il y a quelque temps, je suis allée voir une psychologue parce que je n’allais pas bien.
À un moment de l’échange, elle a formulé une hypothèse : peut-être que mon travail participait à une perte de repères, à un sentiment de ne pas me sentir utile.
Sur le moment, cette remarque m’a dérangée.
Pas parce qu’elle était agressive, mais parce qu’elle reposait sur quelque chose que je ne reconnaissais pas.
Mon travail consiste à accompagner des entrepreneurs : visibilité, sites internet, publicité, formation.
Concrètement, j’aide des personnes à trouver des clients, à structurer leur activité, à en vivre.
À mes yeux, c’est utile.
Alors pourquoi cette dissonance ?
Pourquoi a-t-on aujourd’hui tant de mal à s’accorder sur ce que signifie “être utile” au travail ?
L’utilité n’est pas une évidence, mais une construction sociale
On parle souvent de l’utilité comme si elle allait de soi.
Comme si certains métiers étaient objectivement utiles, et d’autres non.
Or, l’utilité n’est jamais neutre.
Elle est socialement construite, historiquement située, culturellement valorisée.
Le sociologue Max Weber montrait déjà que le travail, dans les sociétés modernes, n’est pas seulement une activité économique :
il devient une valeur morale.
Travailler, ce n’est pas seulement produire ; c’est justifier sa place dans le monde.
Dans cette logique, certains métiers sont spontanément perçus comme utiles parce qu’ils correspondent à des figures anciennes et rassurantes : soigner, enseigner, nourrir, protéger.
D’autres, plus récents, plus abstraits, plus systémiques, peinent à être reconnus — même lorsqu’ils ont des effets très concrets.
Quand l’utilité dépend de la compréhension
Je crois que, dans mon cas, la question de l’utilité venait moins de mon travail que du regard porté sur lui.
Le marketing, le numérique, l’accompagnement stratégique sont souvent perçus comme :
- flous
- indirects
- suspects
- voire superflus
Parce qu’on ne voit pas immédiatement :
- qui est aidé
- comment
- à quel moment
Pourtant, aider quelqu’un à rendre son activité viable, ce n’est pas anodin.
C’est permettre une autonomie économique, une stabilité, parfois une sortie de précarité.
Mais cette utilité-là est diffuse, médiée, invisible à court terme.
Et ce qui n’est pas immédiatement visible est souvent jugé inutile.
La perte de sens au travail : un malaise contemporain
On parle beaucoup, ces dernières années, de perte de sens au travail.
Mais ce malaise dépasse largement la nature des métiers eux-mêmes.
La philosophe Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, distingue le travail, l’œuvre et l’action.
Le problème contemporain, selon elle, est que le travail tend à envahir toute la vie, tout en perdant sa capacité à produire du sens durable.
Aujourd’hui :
- les trajectoires professionnelles sont discontinues
- les repères collectifs se fragilisent
- la reconnaissance est instable
- la valeur du travail est sans cesse remise en concurrence
Dans ce contexte, le travail devient paradoxal :
👉 on lui demande de donner du sens à la vie,
👉 tout en l’organisant de manière à l’épuiser.
Être utile, ou se sentir utile ?
Une distinction importante est souvent oubliée :
👉 être utile n’est pas la même chose que se sentir utile.
Le sentiment d’utilité dépend :
- de la reconnaissance
- de la lisibilité de l’impact
- du retour des autres
- du lien entre effort et résultat
Le sociologue Axel Honneth, dans sa théorie de la reconnaissance, explique que le manque de reconnaissance sociale peut produire une souffrance morale, même lorsque l’activité a une valeur réelle.
Autrement dit :
on peut faire quelque chose d’utile, et ne pas se sentir utile du tout.
Quand le travail devient un support identitaire fragile
Dans les sociétés contemporaines, le travail est devenu l’un des principaux supports de l’identité.
On se présente par ce que l’on fait.
On se définit par sa profession.
Quand le travail vacille — burnout, fatigue, incompréhension, perte de reconnaissance — c’est toute la structure identitaire qui tremble.
La question « à quoi je sers ? » dépasse alors largement le cadre professionnel.
Elle devient existentielle.
Et c’est peut-être pour cela que les interrogations sur l’utilité du travail sont si vives aujourd’hui :
elles cristallisent un malaise plus large, lié à la place que chacun tente de trouver dans un monde instable.
Peut-être que le problème n’est pas l’utilité, mais l’exigence de justification permanente
Je me demande si le véritable épuisement ne vient pas de là :
👉 devoir sans cesse prouver que son travail mérite d’exister.
Dans un monde où tout doit être mesuré, quantifié, optimisé, rendu visible,
ce qui est indirect, relationnel, progressif, devient suspect.
Or, beaucoup de formes d’utilité sont :
- lentes
- systémiques
- non spectaculaires
- difficilement mesurables
Mais elles n’en sont pas moins réelles.
Ce que je retiens aujourd’hui
Avec le recul, je ne crois pas que mon malaise venait d’un travail inutile.
Je crois qu’il venait :
- d’un épuisement
- d’un contexte de surcharge
- d’un décalage entre ce que je produisais et ce qui était reconnu
Questionner l’utilité du travail est sain.
Mais la réduire à une définition étroite, figée, visible uniquement sous certains prismes, est une impasse.
Références et pistes de lecture
Pour aller plus loin :
- Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
- Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
- Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance
- David Graeber, Bullshit Jobs (pour interroger ce que la société désigne comme “inutile”)
- Christophe Dejours, Souffrance en France (travail, reconnaissance, santé mentale)
En guise de conclusion
La question n’est peut-être pas :
« Mon travail est-il utile ? »
Mais plutôt :
« Selon quels critères juge-t-on l’utilité, et qui a le pouvoir de les définir ? »
Et tant que cette question restera ouverte, elle continuera de nous travailler.



