Regarder des offres d’emploi alors qu’on est globalement bien dans son travail est un comportement de plus en plus répandu. Beaucoup de personnes apprécient leur poste, leur équipe, voire leur équilibre de vie, et pourtant continuent d’ouvrir LinkedIn, Indeed ou d’autres plateformes. Pas pour postuler, mais pour regarder.
Ce geste banal cache une réalité plus profonde : dans le monde du travail contemporain, rester “installé” sans vérifier ses options ressemble de plus en plus à une prise de risque. Ce n’est ni de l’infidélité professionnelle, ni un manque d’engagement, mais une forme de vigilance devenue normale.
1. La fin du “pacte de stabilité” et l’angoisse du provisoire
Autrefois, le travail fonctionnait sur un contrat implicite clair : tu donnes ta loyauté, ton temps, ton énergie, et en échange, l’entreprise te protège : CDI, ancienneté, promotions progressives, retraite. Ce modèle fordiste a volé en éclats avec la globalisation, les restructurations à répétition, l’automatisation et les crises en chaîne. Aujourd’hui, même les meilleurs profils savent qu’un poste peut s’évaporer en quelques mois : plan social, pivot stratégique, ou simplement un concurrent plus agile.
Zygmunt Bauman décrit cela comme la “modernité liquide” : un monde où les structures solides (emplois à vie, carrières linéaires) se dissolvent en flux permanents (Bauman, 2000). Consulter les offres devient alors un rituel de non-enfermement. Ce n’est pas que tu veuilles partir demain ; c’est que ne pas regarder ailleurs te fait sentir piégé dans une bulle qui pourrait éclater sans prévenir. Pour le nomade digital ou le salarié remote, c’est encore plus vrai : ton setup est mobile, pourquoi ton mindset le serait moins ?
📚 Bauman, Z. (2000). Liquid Modernity.
Pourquoi le lire ? Un classique qui explique en 250 pages pourquoi tout “fond” autour de nous – travail, relations, identités – et comment on apprend à “nager” dans ce liquide permanent. Indispensable pour comprendre l’angoisse diffuse du monde d’aujourd’hui.
2. L’auto-entrepreneuriat forcé : gérer son “portefeuille de compétences”
Peu importe ton statut, salarié en CDI, freelance, digital nomad globe-trotter ou cadre en remote, le monde te somme de devenir le CEO de ta propre vie professionnelle. Ça veut dire : scanner les tendances du marché, upskill en continu (IA, soft skills, certifications), cultiver un personal branding sur LinkedIn, et surtout, rester “marketable” à tout moment. Ton CV n’est plus un document statique, c’est un portfolio vivant que tu dois optimiser comme un produit.
Michel Foucault analyse cela dans ses conférences sur la biopolitique : le néolibéralisme fabrique des sujets qui internalisent la responsabilité économique, se voyant comme des entreprises individuelles devant se sécuriser seules (Foucault, Naissance de la biopolitique). Scroller les offres s’inscrit pile là-dedans : tu testes la fraîcheur de tes skills (“Est-ce que mon expertise React est encore chaude ?”), la portabilité de ton profil (“Combien vaudrais-je chez un concurrent ?”), et ta capacité à pivoter vite. C’est du travail invisible, mais essentiel, qui te garde en vie pro active plutôt que réactive.
📚 Foucault, M. Naissance de la biopolitique.
Pourquoi le lire ? Foucault décortique en 6 conférences comment le système nous a tous transformés en “petits patrons de nous-mêmes”. Lumineux pour comprendre pourquoi on se sent responsables de tout… y compris de nos échecs.
3. Les job boards comme tribunaux symboliques de la valeur
Au-delà des annonces, les plateformes (Indeed, LinkedIn, RemoteOK pour les nomades) sont des machines à trier et à valoriser. Elles révèlent en temps réel ce qui “compte” : les salaires en hausse pour les devs IA, les skills en demande (agile, data), les boîtes qui recrutent en masse. En les parcourant, tu ne cherches pas juste un job ; tu mesures ta place dans l’écosystème.
Axel Honneth montre que l’estime de soi repose sur la reconnaissance sociale, et que le travail en est devenu le principal arène (Honneth, 1992). Voir ton profil matcher (ou pas) des offres te donne un feedback brut sur ta désirabilité : “Suis-je encore dans le top 10% de mon domaine ? Mon parcours remote est-il un atout ou un risque ?”. Même sans candidater, ce scan hebdomadaire nourrit ton sentiment d’existence professionnelle, comme un like invisible du marché.
📚 Honneth, A. (1992). La lutte pour la reconnaissance.
Pourquoi le lire ? Un pilier de la philo contemporaine qui montre pourquoi on a besoin d’être “vu” par les autres pour se sentir exister. Parfait pour décoder nos quêtes inconscientes de validation sur LinkedIn ou les job boards.
4. Individualiser les risques : de la crise collective à l’angoisse perso
Les menaces – licenciements massifs, obsolescence tech, récessions, burnout pandémique – ne sont plus gérées collectivement par l’État ou les syndicats. Elles tombent sur tes épaules : “Apprends à naviguer l’incertitude”. Ulrich Beck appelle ça la “société du risque” : des périls globaux (climat, géopolitique, disruption IA) que chacun doit micromanager seul (Beck, 1986).
Résultat : consulter les offres devient ton airbag mental. Tu anticipes (“Y a-t-il des backups si mon boite coule ?”), tu te rassures (“Ok, 5 postes similaires à mon profil”), tu reprends du contrôle (“Je ne suis pas une victime passive”). Pour le travailleur nomade, c’est amplifié : ton laptop est ton seul filet, et les jobs remote mondiaux sont ton parachute. Ce n’est pas de la parano ; c’est de la résilience forcée.
📚 Beck, U. (1986). La société du risque.
Pourquoi le lire ? Le livre qui a inventé le concept “société du risque”. Beck prédit dès 1986 notre monde d’incertitudes permanentes (climat, tech, économie) et donne les clés pour ne pas paniquer.
5. L’engagement asymétrique : tout donner sans filet garanti
On te demande d’être “all in” : 60h/semaine si besoin, aligné à la vision, fier de la marque, prêt à “donner du sens”. Mais l’entreprise ? Elle peut te lâcher sans état d’âme. Luc Boltanski et Ève Chiapello dissèquent ce “nouvel esprit du capitalisme” : après Mai 68, le système a récupéré les valeurs critiques (créativité, mobilité, anti-bureaucratie) pour les transformer en injonctions productives (Boltanski & Chiapello, 1999).
La consultation des offres résout ce paradoxe : tu t’engages à fond (par choix ou nécessité), mais tu gardes une “sortie symbolique” ouverte. Ça te permet de donner sans te sentir otage. Chez les nomades, c’est culturel : contrats courts, multi-clients, mindset portfolio. Regarder ailleurs n’est pas du détachement ; c’est la condition pour un engagement authentique.
📚 Boltanski, L. & Chiapello, È. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme.
Pourquoi le lire ? L’analyse magistrale de comment le capitalisme s’est “réinventé” après Mai 68 en récupérant les critiques (flexibilité, créativité) pour en faire ses nouvelles valeurs. Un must pour décoder la “start-up nation” et ses injonctions paradoxales.
Pour rester entier dans ce système fluide
Ce réflexe de “regarder ailleurs” ne trahit pas une faiblesse personnelle. Il expose un travail redesigné pour l’insécurité permanente : un système qui exige tout de toi sans rien promettre en retour. La vraie force, c’est de cultiver cette vigilance lucide : savoir partir pour mieux choisir de rester, et préserver ainsi un espace de liberté intérieure au cœur du flux.



